Personne ne te regarde

23 Novembre, 20H TU, 24eme position :

« PERSONNE NE TE REGARDE » !

Cette phrase m’a été soufflée juste avant mon départ. Elle s’est gravée dans ma mémoire tant son écho semble juste et symbolique à mes yeux. Et comme pour me méfier de mon esprit qui pourrait me faire l’habile affront de la ranger au placard, je l’ai écrite dans mon cockpit. Pour ne pas céder. Ne pas céder à la tentation de la comparaison. Ne plus se soucier des autres pour se recentrer sur soit, sur mon bateau et les éléments qui me portent et me chahutent.

Il est 20h TU. Je viens de perdre 40 miles d’avance sur mes principaux concurrents en 24h et en accuse même désormais 60 de retard. Mes nerfs sont à vif. Je bondis de l’arrière à l’avant de ma coquille de noix, pied nus, fatigué, fragile. Je change de voile. Roule. Déroule. Optimise ma route. Je télécharge les dernières images satellites pour me dénicher un couloir dans cet « escape game » géant qu’on appelle le pot au noir. Je supplie le ciel de me laisser passer, les nuages de s’extirper de mon passage. Pourquoi ma porte ne s’ouvre pas ! Je saute sur la carto toutes les 4 heures, comme une addiction destructrice et paralysante. Et toutes les 4 heures, un nouvel uppercut vient caresser mon visage et mon esprit. Mes camarades de jeux se sont échappés de ce délicieux supplice aléatoire dont je reste prisonnier.

Le « pote au noir » qui comme un bon copain ne te dit pas toujours ce que tu veux entendre mais toujours ce qu’il te fait grandir !

La connexion peut être un poison. Je le ressens encore davantage en mer car elle éloigne de l’instant présent. Je repense à ma mini transat dont la singularité de l’exercice, n’ayant aucun moyen de communication avec la terre, convoque l’irrésistible nécessité de s’abandonner à sa propre trajectoire, de façon instinctive, sans obtenir de réponse avant le passage de la ligne d’arrivée. C’est cet état que je veux retrouver.

Alors, comme une résolution envers moi-même, je clique sur la petite croix qui ferme l’onglet : « cartographie » de mon ordinateur de bord. Je sors la tête du bateau. J’observe de nouveau ce que je ne voyais plus : les poissons volants flagornants à l’étrave, le bal des oiseaux qui déambulent gracieusement dans le résidu d’air que transforment mes voiles. Ils semblent me chuchoter : te voilà sorti du Pot au noir, mon ami. Quand tu repasseras par ici, tu auras fait le tour du monde et cette fois ci, tu auras le devoir de savourer ta trace car elle sera la tienne, et en cela, elle sera belle !

Le vent est revenu. Théophile est réglé et fait cap au sud direction l’équateur et rien que l’évocation de cette prochaine échéance me fait sourire. Le cœur léger, délié, fluide comme le dernier être volant abandonné dans mon sillage, je laisse le voyage reprendre ses droits.

Je joue de nouveau pour moi seul car « personne ne me regarde » !

 

Carnet de bord envoyé au Télégramme

 

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