16 Déc La force de l’Indien
15 Décembre – 37.54.627 SUD 89.05.826 EST
L’Indien m’en apprend assurément bien plus long sur moi que tous les autres océans, tant il me résiste.
Les jours défilent et je peine à croire qu’à l’heure où mes mains tapotent sur ce clavier, si je lève la tête et regarde vers le nord, je me tournerai vers l’Inde !
Voyager sans voir. Venir titiller son esprit chimérique par une simple inscription sur une carte. Sentir les odeurs des épices indigènes, fabuler le désert glacé des Kerguelen, soupçonner les alluvions de la grande Île rouge (Madagascar). Les miles défilent. Mon imaginaire s’affine.
Je ne pense plus à rien. Mon cerveau est comme anesthésié. Je me surprends à fixer le sillage planqué sous ma véranda improvisée. À l’heure où le soleil de la traîne dépressionnaire vient frapper mon visage et y déposer sa chaleur réconfortante, je suis assis et c’est tout. Je suis juste là. Je ne pense plus à rien et ça fait du bien. J’écoute mon bateau.
La nation arc-en-ciel est derrière moi. La moitié de l’empire du milieu est dépassée. Quelle épopée fantastique que ce tour du monde invisible !
Soudain, la force de l’Indien me sort brusquement de mon état contemplatif. La nuit est tombée et les rares lumières éparses scintillent entre les grains distillés autour de ma maison flottante.
Un nouveau front (zone de pluie, de transition et de renforcement du vent) est en approche. Je ressens une fatigue profonde, lourde et insistante. Depuis plusieurs jours, le répit s’est enfermé à double tour dans sa caverne et refuse de venir me rendre visite. Des tonneaux d’eau immergent le bateau à chaque nouveau planté, à chaque nouvelle vague. Le vacarme est incessant. Mes yeux se ferment et mon corps tout entier s’engourdit. Mais chaque nouveau surf, chaque coup de barre me réveille.
Je suis assis là. Je prie pour que le vent diminue. Je retourne à la table à cartes et sélectionne la représentation de la force du vent des prochaines 24h par une courbe. Ça va encore monter. Ce n’est pas le moment d’aller se reposer. Encore 4 heures à tenir « pépin ». 4 heures puis le plus gros sera passé. Dans 4 heures, la courbe s’inverse. L’idée d’une échéance butoir sauve mon mental. Je réalise que ce qui est dur, c’est quand on ne sait pas combien de temps cela va durer.
J’ai d’ailleurs toujours pensé qu’un homme que l’on enfermerai en prison 1 an sans jamais qu’il ne sache sa date de libération sortirait dans un bien plus piteux état qu’un camarade qui y aurait passé 5 ans mais dont la sentence s’était vue déclarée dès son entrée. L’enfer c’est l’incertitude !
La froideur de la nuit s’est invitée dans le cockpit. L’humidité a envahi tout le bateau. Ou devrais-je dire mon sous-marin. Parfois il accélère, saute une première vague puis soudain, comme une sensation de tremplin, le bateau s’envole. Suspendu. Le temps d’une seconde, plus un bruit, rien, le néant…. Je me cramponne où je peux. Il a passé la vague suivante et lui reste à dévaler celle-ci. Le compteur vitesse monte encore. 27,28 bientôt 33 nœuds. La vague suivante lui servira de mur d’arrêt d’urgence ! Les écoutes fouettent le cockpit d’une violence inouïe et viennent faire caisse de résonance. La drisse de grand-voile frappe le long du mat et vient s’ajouter au brouhaha permanent.
Plus que 27 nœuds sur le capteur de vent. Un espoir se dresse. Puis s’éteint quasi instantanément lorsque le même petit écran affiche 42 nœuds quelques minutes plus tard.
Je veux que cela s’arrête. Et pourtant je refuse de ralentir. Il me suffirait de rouler ma plus grande voile d’avant, d’ajuster ma route de quelques degrés et d’aller tranquillement dormir paisiblement … mais la souffrance d’avancer au ralenti serait à ce moment-là plus douloureuse que celle de se priver de sommeil pour surveiller Théophile transpercer la nuit à toute allure. Alors j’endure. Je tiens.
Quelle étrange sensation que cette douce schizophrénie. Cette envie absolue que cesse cette angoisse permanente. Absolument. Instantanément. Et déjà lorsque le vent diminue et que la cadence s’estompe, le désir grandissant de retrouver ces vitesses extravagantes.
Il est 18h35 T.U. La noirceur nocturne ne laisse plus luire aucune lumière. L’heure pour moi de rejoindre mon fameux pouf jaune favori pour une sieste réparatrice… Mais il s’agit ici du Vendée Globe … Et celui-ci est bien décidé à me pousser dans mes retranchements les plus exacerbés.
Il est 19h05 T.U. J’écrirai sur le groupe télégramme de mon équipe technique :
« Alerte 🚨 une pièce du vérin hydraulique vient d’exploser. Le bateau est couché. Huile partout. Je sécurise et vous reviens ! Merdeeeeeeeeeeeeeeeeee !! »
Débutera alors probablement un épisode de ma courte vie de marin qui aura vu successivement vu passer mon plus grand cri de désespoir et peut être ma plus grande fierté, celle d’être encore debout, encore en course, encore là autour du globe. Mes dernières forces vont à cet échange épistolaire avec ceux qui en liront les quelques lignes, et vous raconterai ce petit miracle lors d’une prochaine envolée lyrique !
Bon vent à tous ! Et plus que jamais heureux d’être « encore » sur le Vendée Globe ! 🌍
Carnet de bord rédigé pour le Télégramme.
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