Concentre toi sur l’ instant présent

Dimanche 12 janvier, 7H42 TU, 20ème position :

Il est 7h42 TU. Je me trouve sur la latitude de Buenos Aires. Une sonorité qui, vous me l’accorderez, tranche sérieusement avec « Les Malouines » ou encore « Antarctic Peninsula », et qui laisse entrevoir un mercure monter en flèche au rythme effréné des latitudes avalées vers le nord ! La nuit, elle aussi s’est étendue et s’accorde de plus en plus de grasses matinées avant de laisser la place à son acolyte enflammé !

Quant à moi, je dois bien vous l’avouer, pour la première fois depuis le début de ce tour du monde, je m’excuse presque de le concéder mais … je suis épuisé. Je me sens soudainement épris d’une fatigue lourde, profonde et harassante. Mes membres sont ankylosés. Mon esprit peine à prioriser les tâches sur le bateau. De petites voix ainsi que des paroles de chansons résonnent sans discontinue dans ma tête. C’est ce qu’on appelle en course au large : être littéralement CRAMÉ ! Vous excuserez donc le probable désordre qui régnera dans ce texte car vous lisez les mots d’un garçon dont les yeux ne sont plus tout à fait en face des trous !

Derrière le clavier sur lequel je tapote ces quelques lignes, j’aperçois mon pouf jaune qui me fait de l’œil. Je n’ai pu lui rendre visite qu’une poignée de minutes aboutissant à une dizaine d’heures cette dernière semaine. L’enchaînement des événements entre l’évitement des icebergs, la zone des glaces à surveiller comme le lait sur le feu, l’exaltation et l’adrénaline du Cap Horn immédiatement suivies de la gestion de cette vaste tempête issue de la Cordillère, ajouté à 200 litres d’eau dans mon tunnel arrière, une colonne (Surnommée Dame Ginette qui permet d’actionner les winch et démultiplier les forces) en peine, un pilote automatique récalcitrant, un spi déchiré, et un hydro générateur (seule source durable d’énergie à bord) en rade… vous obtiendrez le savoureux cocktail venu à bout de mes dernières forces morales et physiques.

Au bord de l’apoplexie donc, et pourtant heureux. Heureux car le bonheur n’a pas de gardien plus précieux que l’instant présent. C’était d’ailleurs l’une des petites notes glissée par Tanguy Leglatin lors d’une session de prépa mentale, dans mon « roadbook » Vendée Globe : « Ne refais pas ton passé mais accepte le. N’anticipe pas le futur, car il se passera ce qu’il se passera. Concentre toi sur l’ instant présent car c’est la seule chose que tu peux contrôler, c’est ton présent ! » Et si je glissais la métaphore, je me risquerais à tenter d’habiller la vie de terrien de cet adage !

C’est d’ailleurs ce que m’a rappelé brusquement une courte conversation avec la terre cette semaine. Lorsqu’on m’a demandé : « Dans combien de temps penses-tu arriver aux Sables » ? Je ressentais immédiatement le besoin intrinsèque de retourner dans ma cabane magique où ce genre de préoccupation n’existe pas. Je me sentais soudainement si loin et si déconnecté de ce territoire lointain où l’irrésistible tentation de se projeter perpétuellement prend souvent le dessus. Mais de là où je suis ne règne que l’instant. Que la minute d’après car à chaque moment, tout peut arriver et c’est ce qu’il y a de si beau dans cet exercice : avancer en sachant que d’une seconde à l’autre, tout peut s’arrêter. Eric (contraint à l’abandon) à qui je transmets ma plus grande sollicitude, nous l’a encore rappelé ce matin.

Et puis, je ne suis pas seul paradoxalement. En vérité, il y a cette chose étrange qui opère sur le Vendée Globe ; celle de faire connaissance par procuration. De se sentir davantage connecté aux autres concurrents qu’au départ. Sans se voir, sans se parler ou très peu lors d’un furtif échange radio volé au temps. Et pourtant, un camarade de jeu dans une situation similaire à la vôtre devient non seulement un allié potentiel en cas de mésaventure mais aussi et surtout, un confident qui s’ignore. C’est ce qui s’est passé ces dernières semaines avec Tanguy Le Turquais sur Lazare. Nous avons traversé les mêmes tempêtes, les mêmes angoisses, la même fatigue, et presque les mêmes pépins techniques.

Ces instants nous lient sur des plans autres que la navigation. C’est par le fait d’avoir vécu cette expérience commune que, sur le quai de Port Olona, je saurai, il saura. Seuls nous deux saurons ce que nous avons traversé et en cela, un lien indéfectible se sera tissé !

Toutes ces leçons que ce Vendée Globe orchestre petit à petit dans un coin de mon âme : se rapprocher sans se voir. Briller sans être le premier. Faire la différence parce qu’on est différent.

Et cette folle découverte, lors du passage du Cap Horn, peut être le plus beau de ma vie de marin : je connaissais les larmes de tristesse, j’avais exploré les larmes de joie, j’ai appris depuis cet instant suspendu ce qu’étaient des larmes de gratitude !

Mon pouf me regarde encore. Cette fois-ci avec insistance. Je vous abandonne.

Bon vent à tous !

 

Journal de bord rédigé pour Le Télégramme.

 

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