Clap de fin !

Ce dernier texte ne revêtira pas la prose ou la poésie que j’ai beaucoup recherchée lorsque j’étais en mer. Plus que le joli verbe, je voulais ici vous confier le mot juste, sans fioriture, sans emballage, peut-être avec un brin de brutalité mais tel qu’il existe intrinsèquement depuis que je suis de nouveau … « terrien ».

« J’ai fait le tour du monde » : Ce sont les premiers mots que j’ai prononcés en tant que terrien d’ailleurs, lorsque j’ai déposé ce premier pied sur ces pontons sablais et enlacé la première personne qui se dressait devant moi.

Comment réussir à apposer sur le papier ce que je peine à éclaircir dans mon esprit. Comment me réveiller sans séquelles de ce rêve éveillé dont l’intensité et l’exaltation fragilisent l’existence à terre.

Entre mon dernier virement de bord et le passage de la ligne d’arrivée, il s’est écoulé neuf minutes. Un dernier virement de bord, juste en avant de l’étrave du fameux bateau rose LAZARE qui a hanté mes siestes et mes manœuvres une bonne partie de ce tour du monde. Un dernier virement de bord pour enfin pouvoir célébrer, pour enfin jouir de la possibilité de laisser exploser ma cocotte minute intérieure et savourer. Un dernier virement de bord, qui je dois vous l’avouer ici, bien qu’étant probablement le plus important de ma vie, fut un virement de bord raté. Une voile emberlificotée dans son étai. L’angoisse que celle-ci s’immobilise et ne passe jamais du bon côté. Des dizaines de semi-rigides emplis de spectateurs bouches bées. Un silence assourdissant d’une foule suspendue à cette dernière acrobatie maritime. Puis une voile qui se dégage. Le silence rompu, transpercé. Les premières acclamations. Une voile qui faseye pour finalement venir se border, tractant les derniers pas de Théophile vers cette ligne d’arrivée tant espérée. C’était neuf minutes avant ce grésillement sur la petite radio VHF de mon bateau : «  Attention pour l’arrivée de MONNOYEUR – DUO FOR A JOB … 5, 4, 3, 2, 1 …. TOP en 84 jours, 23 heures et 19 minutes et 17 secondes. ! »

Neuf minuscules minutes pour comprendre que j’allais franchir cette ligne. Ça y est, le bateau rose ne pouvait plus me rattraper. J’allais non seulement boucler mon tour du monde, mais qui plus est en 1er position  de cette compétition non avouée des bateaux à dérive. Neuf minutes, ce n’est pas beaucoup. Trop peu en tout cas pour que mon cerveau fasse défiler comme une ribambelle de diapositives toutes les images qui ont sculpté ce Vendée Globe. Ma bulle venait d’exploser. Des dizaines de visages apparaissent. Familier d’abord puis inconnus.

Cette communion avec ce chenal, je m’en souviendrai toute ma vie. Je me suis senti enveloppé d’un tel amour. Puis il y a les retrouvailles avec « ceux qui savent ». Ceux dont cette trace autour du monde nous liera à tout jamais. Tanguy Le Turquais d’abord, « ma plus belle découverte du Vendée Globe », quelques minutes après mon arrivée. Puis, après une nuit sans sommeil, piqué à l’adrénaline, celles avec Jean Le Cam. Un enlacement si franc, si sincère, si humain. J’avais l’impression que la puissance qui se dégageait de ces embrassades pouvait à ce moment là stopper des guerres tant elles me traversaient d’humanité et de fraternité.

C’est la raison pour laquelle je n’ai pas encore tout à fait touché terre à l’heure où j’écris ces quelques lignes. Je vole sur une espèce de petit coussin d’accomplissement et de joie. Et d’un autre côté, un petit vide est en train de s’installer au fond du bidon. J’ai l’impression d’être un artiste sorti de scène. La dernière scène d’une immense tournée. Un dernier stade. L’émotion d’un partage unique avec son public. Une connexion rare.

Passées ces 48h hors normes, hors sol, hors de portée, hors de soi, hors du commun. Les lumières se sont éteintes, les projecteurs sont rangés. Et je me retrouve seul dans ma loge. Je crois que je rêve d’un dernier rappel. Une dernière danse.

Les premiers jours à terre, je pensais que c’était la peur de la page blanche qui m’obsédait. En réalité, je crois que ce qui me tétanise c’est plutôt que cette page blanche se remplisse trop vite ! La vie reprend ses droits.

Depuis que j’ai remis le pied à terre, il m’est proposé l’exercice d’oublier le désir de soi pour de nouveau se tourner vers les autres. Pas si facile quand cela fait 3 mois que tu ne penses finalement qu’à toi et à ton bateau, pour ta survie, pour l’aventure, pour la compétition !

Lors de mon Vendée Globe, tous les dimanches, j’avais rendez-vous «  en tête à tête » avec une personne, à travers une lettre manuscrite. Toutes m’ont profondément marqué. L’une d’elles revêtait la plume de ma petite sœur qui m’écrivait la chose suivante : Je suis tellement heureuse pour toi d’avoir la chance de vivre ce que tu vis et je te remercie par ricochet, de nous faire profiter de toutes ces émotions. Je te souhaite de continuer à t’accomplir à travers des projets extraordinaires, mais surtout de réussir à asseoir ton bonheur dans l’ordinaire, à dénicher l’exaltation de tes sens dans la routine d’un quotidien de terrien et de t’épanouir dans la décélération.

Si je repars tout de suite. Je signe mon arrêt de mort. Ou plutôt mon arrêt de vie. Je veux réussir à prendre le temps d’avoir le temps. C’est le plus beau cadeau que la vie nous offre et je crois qu’après ce long périple, j’ai envie pour une fois dans ma vie de le perdre un petit peu ce temps. De ne plus m’efforcer l’espace d’une seconde de le rendre le plus rentable possible.

J’ai cette semaine à Paris vu deux personnes qui m’étaient particulièrement chères. J’ai été surpris de constater qu’au bout d’une heure, chacun m’a demandé : «  Tu as encore un peu de temps. Tu as un truc après ? » Comme si je les avais toujours habitués à être un homme pressé. Et j’étais alors heureux de leur répondre : « non, je n’ai rien, j’ai tout mon temps ». Cela fait dix ans que je n’ai pas prononcé cette phrase. « J’ai tout mon temps ». Et celle-ci a, je crois, enjoint mes camarades à eux aussi détendre l’élastique du temps, pour commander un second thé et faire perdurer ce moment d’une immense simplicité et pourtant me procurant une pure joie.

Boucler ce tour du monde, c’est aussi prendre le temps d’aller dire « Merci ». Et je peux vous dire que ça prend du temps de dire Merci. Merci à chaque personne qui d’une façon ou d’une autre a contribué à m’amener jusqu’ici. Je n’oublie pas ce moment dont je vous avais parlé au Cap Horn où j’avais découvert que l’on pouvait pleurer de gratitude. La ressource la plus chère que je possède aujourd’hui, c’est du temps, et le meilleur moyen de le faire fructifier, reste de l’offrir à ceux qui m’en ont tant accordé ces dernières années.

Bon après tout ça, «  Pas de bla-bla, des résultats » ! Alors de nouvelles aventures maritimes, il y en aura, c’est une certitude mais je vais déjà tâcher d’arriver au bout de cette longue piste d’atterrissage en essayant de rester sur le tarmac sans déraper et finir dans le fossé !

Bon vent à tous !